À l’École de formation des maîtres d’armes, c’était presque devenu un jeu : dès l’annonce d’une nouvelle nomination, on allait fouiller dans les tiroirs pour vérifier si la personne nommée avait les diplômes correspondant au grade qu’elle allait occuper, surtout lorsque cette personne venait s’intercaler dans les rangs hiérarchiques, entre l’Olympe et la plèbe. C’est que, pour être là où ils étaient, les maîtres d’armes avaient tous, durant de longues années, suivi le lent parcours qui donnait accès au Saint Graal du Royaume, un poste à hautes responsabilités, garanti à vie sauf si des erreurs graves (comme tuer quelqu’un, par exemple) étaient non seulement constatées mais prouvées. Pendant leur formation, ils avaient appris que le type d’école qu’ils visaient avait beau porter les plus nobles étendards de notre chère République, ils n’en seraient pas moins dispensés, — à vie du coup, également —, de lutter contre le pouvoir administratif, car, — et c’était presque inscrit en exergue de tous les documents qu’on leur distribuait —, ils seraient intégrés à une équipe territoriale dont le Patron était un maire (avec des droits et des devoirs de maire), protégés par une norme qui ne serait maintenue que s’ils s’organisaient intelligemment sur le terrain. En tout premier lieu, le cadre devait être respecté. À la première faille, des armées d’avocats se rueraient dans les statuts et finiraient par leur ôter un à un les acquis de quelques révolutions successives. Le cadre était simple : le service serait une bonne vieille pyramide hiérarchique, et à chaque échelon, on posterait un agent doté d’un grade et d’une fonction. Pour entrer en fonction, il fallait réussir un concours. Pour avoir un certain grade, il fallait un certain diplôme. Et, dans le haut de la pyramide, avait été savamment inséré une sorte de zone tampon, où des grades collatéraux partageaient le pouvoir selon les principes déjà énoncés (voir supra), les uns s’occupant de l’application des lois, les autres, de la norme. Aussi, entre la catégorie A, responsable d’une mission, libre d’exiger ce qu’elle jugeait nécessaire à son application, et un Directeur de première catégorie, pouvaient exister quelques heurts qui, en général, se résolvaient lorsqu’étaient votés les règlements internes, le nombre de catégories A faisant pencher la balance vers toujours plus de démocratie. Ainsi, depuis quelques années, une fois que vérification avait été faite que Tartinello, Directeur de l’École de formation, avait bien tous les diplômes requis, la paix s’était installée et les projets se développaient.
La nomination d’un Super Directeur était venue, à bon escient, ébranler les codes que tous les maîtres d’armes avaient appris à manier. Quel Super Diplôme pouvait bien être exigé d’une personne qui serait postée au-dessus du plus gradé de la fonction ? Cette question fut posée lors de la réunion organisée pour entériner la nomination, et notre nouveau DGS fut parfait : « C’est un nouveau projet. Cela ne changera rien à l’identité de chacun. Nous réunissons, nous mutualisons, nous transversalisons. Votre nouveau Super Directeur est avant tout un coordinateur. Il travaillera à l’élaboration de cette nouvelle mission, qui n’est rien d’autre qu’une commande des Élus, pour dynamiser le formidable travail que vous menez depuis de nombreuses années ». Conserverons-nous nos deux Conseils ? « Bien-sûr ». Nos catégories ? Nos fonctions ? Nos locaux ? Nos moyens d’action ? « Bien-sûr ». Pourrez-vous nous adresser, dans les plus brefs délais, le nouvel organigramme du service ? « Kuf-kuf (moins parfait, déjà). Oui, oui (hésitant). Bien-sûr. Dès qu’il sera disponible ».
— Je vous demande donc de réserver votre meilleur accueil au Général Popov, votre nouveau Super Directeur.
Aucun des maîtres d’armes ne sortit de cette première réunion avec la conviction que, malgré ce merveilleux ton assuré qu’avait pris le nouveau DGS pour répondre à toutes leurs questions, il ne se tramait pas dans les hautes sphères une stratégie opaque qui serait suffisamment élaborée qu’elle finirait pas leur échapper. Les plus alertés d’entre eux se souvinrent des exergues et préférèrent se méfier. Tant qu’ils n’auraient pas le nouvel organigramme, tant que la loi n’aurait pas changé, tant qu’ils seraient les garants de la norme, ni le fond, ni la structure, ne changeraient. Quelques regards suffirent pour se mettre d’accord. Dès le lendemain, ils enverraient à tous leurs collègues une convocation pour organiser une assemblée générale extraordinaire de la cellule syndicale.
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