La méthode russe

Un nouveau DGS fut donc engagé.

Formé comme il l’avait été dans les meilleures grandes écoles du pays, il n’avait pas grand chose à apprendre des lois qu’il viendrait appliquer à la lettre, connaissant bien la technique des déplacements de virgules qui manquaient, justement, si l’on voulait quelque peu développer ce que le texte contenait, soit pour lui faire dire ce qu’il ne disait pas, soit pour lui adjoindre un caractère paradoxal et lui faire faire des tours et des tours de commissions avant qu’il ne provoque quoi que ce soit de concret dans la réalité. Il avait bien compris lors de son entretien d’embauche, — enfin, son entretien d’embauche… Disons qu’il avait été suffisamment assidu aux réunions du parti, suffisamment au premier rang, sourire béat, acquiesçant au moment le plus juste, d’un signe de convenance, laissant apparaître sur ses lèvres le mime d’un parfait « tout à fait d’accord » constant, montrant qu’il se retenait chaque seconde d’applaudir, se retrouvant bien placé dans le couloir, invitant le gourou à un dîner de famille, souscrivant, suffisamment, à toutes les campagnes de terrain, pour être adoubé d’une généreuse claque derrière l’épaule administrée familièrement après quelques coupes de champagne dès que la place fut libre —, bref, il avait bien compris qu’en étant remplaçant à la tête de l’entreprise publique, il aurait à faire preuve d’inventivité s’il voulait garder son poste plus de quelques semaines. Il s’attarda assez rapidement à définir en pensées le terme de légalité, car, — c’était là un point essentiel de son mode de réflexion —, autant il ne pouvait rien soumettre d’illégal (il irait en prison), autant rien n’interdisait de contourner, en partie, la norme, tant que la loi était pleinement respectée. C’était là une autre forme de stratégie. Tant que la presse à scandales ne venait pas fourrer son nez dans les affaires très singulières de leurs services internes, tant que l’État gouvernant continuait à financer l’obligation d’un respect normatif à coups de pourcentages infinitésimaux, il ne voyait que ce qu’on lui avait enseigné durant cinq longues années : une marge de manœuvre, une variable d’ajustement, sur laquelle il allait pouvoir agir pour contenter à la fois le Patron et l’Élu. Oui, il faudra se forcer à le lui accorder jusqu’à l’épisode où vous le verrez criminel, le nouveau DGS agissait en toute conscience qu’il était dans un droit chemin, oui, oui, sincèrement, et pensait à partir de l’intime croyance qu’il participerait activement au rétablissement de cet ordre jugé juste qui l’avait conduit, justement, à occuper cette fonction, par goût d’un maintien historiquement ancré d’une forme de domination qu’il ne voyait possible que dans un seul sens : une classe sociale possédante plaçant toutes les autres aux frontières de l’esclavagisme.

8% ! 8% ! Ce misérable chiffre clignotait chaque fois qu’il le voyait. 8% ! 8% ! À la machine à café, sur le parking, en croisant tous ses nouveaux administrés dans la cage d’escalier, en passant à la caisse d’un grand magasin, en sursautant dans son lit au risque d’éveiller sa dulcinée, le chiffre était là, lui parlait, allait bientôt lui dicter la conduite à adopter. 8% ! C’était si petit que la norme n’allait devenir qu’un piètre souvenir et la loi, dont il était le garant, allait s’imposer comme reine-mère de tous les pouvoirs. Il avait déjà la réponse à toutes les questions qu’on lui poserait. « l’État nous force à la dépense publique en suggérant une norme nationale et donne 8%, oui, oui, vous m’avez bien entendu, 8%, pour que nous l’appliquions. Le reste, c’est vous qui le payez, c’est nous qui le payons, au détriment d’autres dépenses vitales : les bacs à fleurs et les abris-bus anti SDF, ce qui met constamment en danger votre sécurité ».

Il avait commencé par englober tous les employés de l’École de formation des maîtres d’armes, au moins intellectuellement, à tous ceux qui avaient presque la même activité sur l’ensemble du territoire. Au nom de la loi, s’était-il dit, toutes ces personnes sont les mêmes, elles ont les mêmes types de contrats, elles doivent s’inscrire dans le même modèle hiérarchique, et si elles ne sont pas dans les mêmes catégories (à cause de la norme), elles seront désormais dans le même panier (grâce à la loi). Aussi, il n’avait presque plus eu besoin d’inventer. Tout s’écrivait tout seul sous ses yeux. Il suffisait maintenant, sans même en parler au Patron-Élu-Gourou qui, en toute confiance, était déjà reparti à la chasse aux sponsors électoraux, de faire comme il l’avait appris à la Haute École de l’Administration : rajouter un échelon hiérarchique en prétextant l’élaboration d’un nouveau projet. Vous, OK, mais eux aussi, puis eux d’abord et vous après, ou eux comme vous et pourquoi pas, mieux eux que vous ou eux pas pires, finalement, que vous tous réunis. Tout serait acté, signé, intangible. On n’aurait plus qu’à arbitrer. Il allait profiter d’une actuelle vacance de poste pour créer un nouveau titre suprême : Super Directeur, en charge d’élaborer le rapprochement administratif des services.

Le candidat idéal s’était présenté.
8% ! 8% !
Il allait pouvoir tout miser sur la célèbre méthode russe.


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