Vous avez carte blanche

— Vous êtes tout simplement un génie.

Ces mots n’avaient pas eu besoin de sortir de la bouche du Grand Nicolas. Ses yeux les disaient. Son cou les disait. Son torse se redressant lentement au rythme d’une profonde inspiration. Il était devant son miroir. Et le Général Popov n’avait pas oublié de peu à peu s’incliner devant lui pour qu’il paraisse encore plus grand, de plus en plus grand. La grandeur d’un homme se ressentait au regard qu’il portait sur lui-même, et celui du Grand Nicolas n’avait à ce moment précis aucun concurrent. Il précédait les paroles du Général Popov en écrivant le scénario de sa victoire. Il voyait les Druides tomber un à un. Tout lui apparaissait de plus en plus clairement.

— Continuez.

Le Général Popov savait qu’il avait gagné cette bataille des affiliés, qu’il en serait à jamais remercié, alors il continuait avec sa voix de miel à dérouler son plan machiavélique.

— Il vous faudra de la patience pour que l’aboutissement de notre stratégie soit à la hauteur de votre volonté. Je vais me poster parmi les infidèles et je vous ferai remonter toutes les informations. Pendant ce temps-là, vous aurez placé l’un de vos agents administratifs pour régler les mesures fondamentales. Il ne pourra rien se passer et tous les Druides se croiront vainqueurs. Ils baisseront la garde. Je les connais bien. Ils ont beau être merveilleusement organisés, ils ne sont pas dépourvus d’orgueil, et de me savoir au placard les réjouira suffisamment pour qu’ils ne se doutent de rien. Le plus difficile sera alors de procéder au recrutement de votre Super Directeur. Il sera venu vous voir et vous adopterez le même ton que celui que vous avez adopté pour me séduire. Règle n°1 : tout détruire. Règle n°2 : ne rien dire de la règle n°1. Je les ai laissés monter en puissance au sein des deux Conseils, mais imaginez qu’un jour ces Conseils ne soient plus opérationnels, qu’ils soient tout simplement inversés, que votre volonté prime sur le choix démocratique. Vous avez deux atouts de taille en main : la légitimité des urnes et votre parfaite maîtrise du territoire. Il suffira de vous faire le meilleur allié du Peuple, celui que vous nourrirez des seules informations que vous contrôlerez de la source au destinataire, car pendant cette période que l’on pourrait nommer ni plus ni moins un État d’urgence, votre agent administratif mettra tout en œuvre pour que rien ne sorte des débats qui auront certainement lieu sur les différents sites de l’École de formation. Voyez-vous pleuvoir des petits papiers bleus le jour de la fête de la ville avec de grands camemberts rouges effrayant la population que tout ceci leur coûte extrêmement cher et que bientôt ils ne pourront plus subvenir à leurs propres besoins à cause des impôts que vous êtes obligé de prélever ? Voyez-vous l’ensemble de vos agents transformés en distributeur d’informations sillonner les rues alors que ces feignants de Maîtres d’armes seront en weekend à se dorer la pilule sur le dos du contribuable ? Voyez-vous la rage envahir le marché, les bistrots ? Voyez-vous le vote populaire cingler aux oreilles des Druides le jour où sur la place publique ils oseront afficher leurs revendications et que votre Peuple, en votre Nom, leur criera : Ça suffit ! Nous avons assez payé ! Vous nous en demandez trop ! Ce n’est pas à nous de financer vos activités. Il y a des mécènes pour ça, des banques, des multinationales. Et j’entends d’ici les Druides leur répondre : Et vos enfants ? Qui va les éduquer ? Laissez-les tranquilles, nos enfants. Nous savons les éduquer. Nous n’avons pas besoin qu’ils soient enfermés des heures à apprendre vos rituels ancestraux. C’est la modernité, maintenant, la télé, les jeux de société. Les voyez-vous ? Les voyez-vous se déchaîner les uns contre les autres ? Et vous voyez-vous arriver pour vous ranger du côté de la veuve et de l’orphelin ? Vous voyez-vous entrer dans l’engrenage du monarque absolu réélu de scrutin en scrutin avec un pourcentage qui fera pâlir tous vos adversaires, à commencer par votre « petit » rival qui fera moins le fier lorsque tous les livres d’histoire vous seront consacrés ?

Ah ça oui, il se voyait. Il se voyait à présent partout dominer. La voix qu’il entendait était bien celle qu’il avait désirée devant son miroir pour lui révéler son Destin. Il n’avait plus qu’en ligne de mire le Général Popov tournant autour de lui et imitant tous les protagonistes de sa propre histoire. Il reconnaissait bien là son talent russe entièrement bercé par la lecture de Dostoïevski. Il fallait de l’envergure à chaque personnage, de l’intrigue à l’intérieur même des caractères, des doutes, des ferveurs, des amours sans limite.

— Je vois tout de suite l’un de ces Maîtres d’armes tenter de se mettre en travers de votre Destinée. Je le vois depuis le début vouloir en faire une affaire politique et faire retentir la victoire des Druides au-delà des frontières du Royaume. Celui-là, il faudra le surveiller de près, car il sera peut-être le dernier à tomber. Tous les autres finiront par comprendre qu’ils auront un intérêt personnel à se ranger du côté de la Force, mais lui, c’est un idéologue. Je le soupçonne même d’être un peu communiste. Pour le cerner et l’attaquer sur ses points de faiblesse, il faudra que votre futur Super Directeur travaille en étroite collaboration avec moi, et en toute discrétion. Ce Maître d’armes n’a de vue que pour la puissance représentative. Nous allons la lui détruire de l’intérieur, sa puissance représentative. Imaginez que son corps social soit infesté de taupes et d’agents entièrement dévoués à votre cause. Imaginez que le jour où il appellera tout le monde à voter, — et il le fera, croyez-moi sur parole —, l’ensemble de ses convictions tombent une à une devant ses yeux avec moi, au centre de ce petit groupe fraîchement reconstitué, manipulant les angoisses de chacun. Imaginez qu’il soit à ce point harcelé qu’il en finisse par ne plus fermer l’œil de la nuit, toujours au bord de la faute grave. Imaginez que sa santé ne puisse plus tenir devant la pression que nous allons appliquer aux portes de ce qu’il appelle encore son espace de liberté, à ne plus savoir comment il pourra faire pour protéger ses propres apprentis.

— Général…

Le Grand Nicolas s’était enfin retourné, posant une main sur l’épaule de son fidèle serviteur.

— Vous avez carte blanche.


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