Et personne n’en fit aucun compte-rendu

Il n’avait pas encore fini de rêver, sur son lit, sur sa chaise, regardant par la fenêtre ce grand ciel chargé de mystère, que la porte de sa chambre s’était déjà ouverte, les frères et les sœurs dévastant tout sur leur passage, la voix d’une mère, en bas, criant le fameux Tristan-viens-m’aider qui signifiait qu’il allait falloir descendre pour ranger un peu le bazar, nettoyer ceci, préparer cela, baisser le son de la télé, et puis, tu serais mignon, mon chat, de sortir les poubelles pendant que maman prépare le repas, oui, les poubelles, au bout de l’allée, dans le noir, dans le froid, effrayé que la porte se referme derrière lui, comme une fois, en hiver, et que personne ne l’avait remarqué, que personne ne l’entendait frapper, hurler, pensant qu’il finirait tout simplement congelé sur place. Y penser chaque fois et ne jamais oser dire non, maman, je ne veux pas y aller, parce que j’ai peur, depuis cette fois-là, même en plein été, d’être transformé en glaçon pour le reste de mes jours. Il allait descendre, donc, et après avoir aidé aux devoirs, aidé aux baignoires, il en serait, comme chaque soir, totalement épuisé. Il n’en avait peut-être pas entièrement conscience, mais c’est ce qu’il ressentait, que son enfance s’était brutalement arrêtée, trop tôt, lorsqu’il était devenu tout à coup le plus grand, celui qui allait devoir prêter, celui qui allait devoir céder, celui qui allait devoir bientôt travailler, comme papa, au lieu de faire ce qu’il avait tant adoré faire depuis sa naissance : jouer. Un frère, puis une sœur, puis encore d’autres, sans doute, avec, à chaque recoin de la maison, des visages monstrueux, des hurlements. Il avait l’impression qu’il en arrivait tous les quinze jours, qu’on les amenait à la brouette pendant la nuit. L’invasion. Lui, à jamais sacrifié. N’arrivant même plus à pleurer. Et ne pensant plus qu’à une question :

— Mais pourquoi le temps avait-il passé si vite ?

Il suffisait d’entrer dans la salle du Premier conseil pour remarquer que quelque chose avait changé. Des nouvelles têtes se saluaient, se présentaient. Le placement de chaque personne se faisait très discrètement par petites grappes d’influence. Tartinello, presque prostré, devant un grand cahier vert, tâchait de se donner une contenance. Popov, attendant le silence, semblait à peine concerné. Pour les représentants, chaque détail fut savamment observé et ce sont eux qui ouvrèrent le bal des questions en demandant quelle était donc cette drôle de réunion où tout à coup se rassemblaient d’anciens et de nouveaux membres (ce qui, en langage syndical, voulait dire de légitimes et d’illégitimes personnes). Oui, oui, c’était un nouveau Grand conseil qui allait, en plus des représentants historiques, intégrer les nouveaux acteurs d’une direction élargie où chacun, sous la responsabilité du Général, serait autonome dans son propre secteur. Bien, bien, répondirent les représentants, mais nous supposons évidemment que cela ne changera rien à notre organisation interne et que nous continuerons à réunir le Premier conseil tel qu’il a été élu afin qu’il puisse maintenir ses propres directives dans le cadre des missions que lui confère la norme. Oui, oui, évidemment, même si l’objectif, à terme, est que les équipes actuellement dispersées sur le territoire finissent par homogénéiser leurs pratiques. Bien, bien, à terme, c’est-à-dire, après que chacun se sera saisi de tout ce qui doit être constitué, des départements, des élections désignant des représentants, un Premier conseil sur chaque site, d’abord, puis nous verrons comment nous définirons nos mises en commun. Voilà, vous avez tout dit, mais en attendant, je vous présente deux personnes formidables, Madame de La Porte et Mademoiselle Sitruck, qui viendront renforcer l’équipe administrative. Comprenez-vous, avait dit d’un ton supérieur Madame de La Porte pendant son premier entretien avec le Général, chez nous, tout fonctionne si bien. Il suffit de bien savoir s’organiser. Nous faisons des listes et des tableaux, et nous demandons à chaque maître d’armes de faire entrer ses apprentis dans les listes et dans les tableaux, puis il suffit de faire des paquets de sous-listes qu’on affiche dans le hall. Tout cela tourne à merveille si l’on s’en tient à une règle stricte, c’est que, une fois les sous-listes affichées, on ne doit plus rien modifier jusqu’à la fin de l’année. Le Général Popov avait vu en elle l’opportunité de déléguer tout ce qu’il ne savait pas faire, ne comprenant pas lui-même à quoi pourraient bien servir toutes ces listes. Elle était arrivée au Grand conseil convaincue que toutes les causes qu’elle défendait seule dans son bureau allaient enfin être acquises à la postérité de leur immédiate application sur l’ensemble du territoire et s’était donc installée, radieuse, à la droite du Seigneur. Elle parlait fort, prenait Mademoiselle Sitruck à témoin en l’obligeant à confirmer tout ce qu’elle soumettait. Elle passait de la mise en sévère discipline d’une poignée d’affiliés au contrôle d’une armée gigantesque. C’était peut-être le summum de sa carrière. Elle en riait. Enfin Dieu avait entendu ses prières. Tout son enthousiasme se lisait dans le sourire béat qu’elle s’était collé au visage comme un masque de jouvence rafraîchissant. Ah ça oui, son regard brillant le disait. Elle l’appréciait beaucoup, son Général Popov. Elle ferait tout pour que toute cette grande structure ne connaisse aucune faille. Bien, bien, bonjour Madame, donc, et bonjour Mademoiselle, mais avant de mettre en place quoi que ce soit, nous avons une question : la Direction générale vous a-t-elle fourni un organigramme différent de celui que nous avons en notre possession et qui, à notre connaissance, n’a toujours pas subi de quelconque modification ?

Madame de La Porte s’était soudainement comme coincé la glotte en avalant une salive un peu trop épaisse, le sourire devenu étonnamment dissymétrique sous la tension du cou qui fit pencher sa tête. Tartinello se confondait avec son cahier vert. On toussa. Les mouches volèrent. Puis, devant l’absence de réponse, qui ne voulait à ce stade dire ni oui, ni non, on admit qu’il ne servirait peut-être pas à grand chose d’aller plus loin dans l’ordre du jour et on se sépara poliment à coup de « on verra », oui, oui, bien, bien, c’est cela, « on verra ». Et personne n’en fit aucun compte-rendu.


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