Et bien, qu’à cela ne tienne

Il ne savait pas encore quelle triste nouvelle sa mère allait lui annoncer lorsque Tristan descendit sans trop d’enthousiasme, répondant aux injonctions qu’on lui adressait à maintes reprises jusqu’à ce qu’il daigne apparaître dans le salon où tous les membres de la famille avaient pris l’habitude de se réunir quelques minutes avant de passer à table. C’était pendant ces derniers moments de tranquillité, alors que ses frères et sœurs l’avaient précédé en dévalant l’escalier au son de tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage et sur quoi ils pouvaient taper en poussant des hurlements de Sioux, que son esprit s’échappait encore vers ce qu’il pensait pouvoir devenir l’idéal d’une vie bien meilleure, car pour quelque peu distraire cette désolation qu’il sentait de plus en plus envahir le siège de ses émotions et pour laquelle il n’avait aucune explication rationnelle à part la fin prématurée de son enfance, il se laissait encore rêver en pensant à tout ce qui lui était arrivé d’essentiel dans sa courte vie de conscience. Il se souvenait comment était né ce désir un peu fou d’être de ces jeunes chevaliers qu’il avait vus s’ébattre au bord de la rivière. Il s’était arrêté pour les regarder faire. La multiplicité des tours qu’ils produisaient et les rires qui retentissaient en même temps que leurs visages tournoyaient illuminés d’un sourire extatique l’avaient immédiatement comme envoûté tellement jamais il ne s’était imaginé que des enfants de son âge pouvaient avoir une telle complicité à ne faire qu’inventer des jeux si variés qu’il s’était dit qu’il y avait là un monde d’infinités à côté duquel il aurait pu passer, mais auquel il s’était, sans y réfléchir vraiment, juré d’appartenir. Il avait eu le courage de s’approcher et de hurler à ses deux joyeux combattants toutes les questions qui lui passaient par la tête, comment il fallait faire pour être comme eux aussi bien équipé, de quelle école venaient-ils, aurait-il un jour le droit de participer à leurs jeux, et tout en continuant de rire, les jeunes chevaliers lui avaient répondu qu’il suffisait de s’inscrire à l’École de formation des maîtres d’armes et lui avaient laissé espérer que s’il était sérieux, il n’aurait besoin que de quelques semaines pour être admis parmi eux. Ils s’étaient tous deux brutalement arrêtés, et comme pour le tester, l’initier ou achever de le convaincre, ils lui avaient apposé un drôle d’instrument sur les lèvres en lui commandant de souffler tout ce qu’il pouvait. Tristan, se laissant déborder d’enthousiasme, avait réuni toutes ses forces pour ne pas décevoir ses deux nouveaux camarades et s’y prenant à plusieurs reprises pour s’octroyer le droit d’avoir une meilleure chance d’y parvenir, il produisit un son si puissant que tout son corps se mit à vibrer et tout, dans sa tête, ne fut plus qu’un immense vertige de bonheur qu’il tenta de contrôler en laissant s’échapper un grand éclat de rire. Il en était. Il en serait. Les jeunes chevaliers criaient des hourras d’exaltation. Et déjà Tristan avait entamé une course folle pour rentrer chez lui au plus vite, déboulant comme un ouragan dans la salle à manger, puis dans la cuisine, pour formuler à ses parents qu’il ne souhaitait plus qu’une chose, désormais : intégrer l’École de formation des maîtres d’armes et devenir chevalier. Ah ça, oui, ce souvenir l’aidait beaucoup à lutter contre sa mélancolie. Ses parents, qui ne savaient pas trop en quoi consistait cette école, s’étaient vite renseignés, l’avaient inscrit, d’abord, pour voir si leur fils se plierait à l’exigeante discipline qui régnait au sein de tous les cours qu’on y dispensait, et face au plaisir qu’il semblait y trouver à réclamer d’y retourner plusieurs fois par semaine, ils n’avaient pas regretté leur décision et l’avaient inscrit chaque année pour qu’il continue d’y parfaire sa pratique. Tristan non plus n’avait pas regretté, car en plus de s’adonner à tout ce qu’il avait entrevu sur le bord d’une rivière, il s’était presqu’immédiatement distingué de ses frères et ses sœurs qui, eux, n’en étaient encore qu’à taper dans des bassines en plastique avec des cuillères en bois sur lesquelles ils tentaient tant bien que mal de percer leurs gencives.

– Assieds-toi, Tristan. Maman a quelque chose à te dire.

Tristan s’était assis, inquiet, même s’il n’était pas en capacité ni de penser à ce qui s’était passé ces derniers mois, ni de deviner pourquoi sa mère adoptait soudainement un ton si solennel.

À l’École de formation, les représentants avaient admis que tout allait sans doute être plus long que prévu, et qu’il allait falloir déserter le bureau de Tartinello pour concentrer leur action dans les réunions où il leur était encore autorisé d’assister et de débattre. Face à eux, il n’avait plus trouvé que le mépris affiché du Général Popov qui renvoyait désormais la gestion de tous les dossiers aux deux coordinatrices qu’il qualifiait systématiquement de formidables. Madame de La Porte et Mademoiselle Sitruck ouvraient leurs dossiers et en sortaient les listes qu’elles avaient constituées ne jurant plus que par ce procédé pour faire tourner la boutique. À chaque contestation émise par les représentants, elles répondaient par l’agressivité hystérique de toutes ces personnes qui passent leur temps à brasser du vent en croyant qu’elles ont mis en place le seul mode de fonctionnement garantissant des résultats probants alors qu’elles ne font que perdre du temps à ne faire que reproduire, jusqu’à tard dans la soirée pour prouver leur investissement, des erreurs que tous les maîtres d’armes avaient appris à éviter dès les premiers jours de formation qu’ils avaient suivi avant d’être admis à exercer leur fonction. Les sujets avaient beau relever de la plus haute importance, rien ne réussissait à faire tomber l’état de rage auquel tout le monde finissait par céder, au point que pour contrer ces réunions qui n’avaient plus comme objectif que de maintenir la consternation de chacun, les représentants s’étaient organisés, en amont, épluchant tous les textes qui avaient fondé l’éthique-même de la norme, pour ne devenir que d’authentiques procéduriers réclamant aux instances supérieures de se réunir jusqu’à ce que soit éclairci ce fameux nouveau projet puisque, — et le Général Popov ne cessait de leur rappeler —, il y avait une commande particulière qui lui avait été formulée et pour laquelle il avait été missionné.

– Et bien, qu’à cela ne tienne. Rédigez ce projet. Soumettez-le à notre expertise comme l’exige la norme, et nous voterons.

Le Général avait tenté à nouveau de se reposer sur ses quelques subalternes, mentant qu’il travaillait à la rédaction d’un texte qui serait présenté au Second conseil lors de sa prochaine réunion, mais à ce niveau de rédaction, même Madame de La Porte s’était estimée incompétente rappelant qu’elle préférait rester la garante des listes. Le Général rasait les murs. On voyait son bureau éclairer le jardin du château alors que toutes les autres pièces étaient depuis de nombreuses heures déjà plongées dans le noir. Le Second conseil allait bientôt se réunir. Il serait l’heure du grand oral pour présenter le nouveau grand projet. Et comme il imaginait que ces ancêtres s’étaient comportés à tous les tournants de l’histoire, il n’avait même pas tremblé, grand Général qu’il était, lorsqu’il avait tendu à l’assistance les quelques pauvres pages mal rédigées sur lesquelles il s’était évertué à remplir son contrat.


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