Quelques informations qui, par la voie réglementaire, ne seraient jamais sorties de la corbeille « à classer »

Il n’y avait jamais vraiment eu de manuel explicatif distribué à l’entrée de la cellule syndicale. On savait faire. C’est tout. Parce qu’un ancien avait expliqué avant de partir, parce que l’un, puis l’autre, puis celui-ci, si sympathique, venu d’ailleurs avec une expérience impressionnante, comme des apprentis en formation permanente, s’observaient, témoignaient, élaborant avec le temps des stratégies de plus en plus subtiles puisqu’elles n’avaient plus besoin de passer par les inefficaces manifestations de rue : en réunion, dans les couloirs, ça suffisait. Si on avait un contact au ministère, c’est sûr, ça aidait. Disons que ça allait un peu plus vite. Et comme pour donner chaque fois une occasion à des techniques devenues ancestrales de faire leurs preuves ou de se développer, l’École de formation avait été plantée au beau milieu d’un environnement somme toute quelque peu politiquement hostile à l’émancipation des peuples, couronnée par l’avènement du Grand Nicolas avide d’y voir prospérer son pouvoir personnel. La situation n’avait évidemment pas été aussi simpliste que le dépôt d’un germe du bien dans une terre du mal, car si, globalement, il avait été offert à une population donnée de vivre paisiblement sans avoir à développer des stratégies de plus en plus élaborées, elle l’aurait fait, comme il était inscrit partout sur les panneaux officiels, dans la douceur de vivre. Il avait fallu tant se battre qu’on ne comptait plus le nombre de directeurs évincés. On en rigolait même, jusqu’aux frontières du Royaume. Vous en êtes à combien ? Mouhahaha ! Et en plus, toujours avec le même principe. On m’observe, je tente la réforme, je me retrouve face à la réplique des Druides. Et hop ! Retour à l’envoyeur.

Ici, donc, on n’était pas né de la dernière pluie. Dès qu’un nouveau arrivait, d’où qu’il vienne, quel que soit le nombre de semaines ou d’années qu’il allait passer là, on lui expliquait bien : tout le monde est syndiqué, réunion dans trois jours à dix heures, attention, dans un mois, on vote, tu te présentes sur cette liste, mardi, bon ok, mais si tu n’es pas titulaire, jamais tu ne parles en public devant qui que ce soit qui aurait un quelconque pouvoir sur l’évolution de ta carrière, donc, on se fait représenter, voici les contacts, signez en bas avec la mention lu et approuvé (pour les cotisations, on verra plus tard). Ainsi, en effet, tout le monde était syndiqué et personne n’avait encore réussi à percer ce qui faisait que, justement, il n’y avait encore jamais eu aucune scission, presque aucune faille dans l’élaboration du schéma de résistance permanente. À vrai dire, c’est même là qu’avait été testé le modèle démocratique qui allait être déployé sur tout le territoire. On s’était dit, si près d’une si jolie rivière, qu’on pourrait installer un trésor, la source de ce qui n’allait plus jamais falloir laisser tarir, et que nous y enverrions les meilleurs experts si nos meilleurs guerriers étaient mis en danger. Un téléphone rouge très spécial reliait toutes les caves au bureau du Grand ministère. C’était devenu un baromètre national. On trouvait là ce qu’on trouverait ailleurs dans dix ans. Pour le meilleur, pour le moment. Ah ça oui, longtemps, très longtemps, ce fut avant tout pour le meilleur.

Cependant, on n’avait un peu changé de stratégie côté Direction générale, et ça se sentait. La mission n’avait pas été donnée au Directeur, mais à un Super Directeur. Voilà où se trouvait le premier point de génie du nouveau DGS. Alors ? Qui allait-il falloir viser ? Qui allait-il falloir virer ? Plus difficile à penser quand l’un n’avait presque plus rien à faire que d’occuper sa case et que l’autre se trouvait maintenant à l’échelon N+2. S’adresser à un supérieur sans passer par celui qui le précédait était une faute si grave que, de mémoire de syndiqués, personne ne l’avait jamais fait à part, bien-sûr, à la fête du personnel ou, après quelques verres et quelques valses, on oubliait un peu qui était qui et, dans le creux d’une conversation, on glissait, comme ça, quelques demandes, quelques informations qui, par la voie réglementaire, ne seraient jamais sorties de la corbeille « à classer ».

On avait beau avoir tenté de passer le corps social à la moulinette de l’intercommunalité, puis de la communauté de communes, services transférés, interlocuteurs changés, il y avait toujours un petit bureau dont personne d’autre que les représentants n’avait la clé et où, en temps de périodes un peu houleuses, une petite lumière savamment disposée montrait qu’il y avait là quelques personnes qui ne se reposeraient plus tant que l’orage ne serait pas passé. Il fut admis que la cellule syndicale tiendrait son siège quotidiennement. Il fallait, avant tout, occuper le terrain.

On commença à investir le bureau de Tartinello. Chacun y alla de sa petite visite pour lui dire « M’enfin, Tartine. Allez-vous donc laisser faire cette honteuse prise de pouvoir ? Il n’y en a qu’un ici qui a les diplômes et le charisme d’un grand porteur de projet. Redressez-vous ! Battez-vous ! Exigez, et nous serons tous derrière vous ». Mais Tartinello ne répondait déjà plus. « M’enfin, que puis-je faire ? », semblait-il penser. Et, peu à peu, il apprit à reproduire une timide mimique qui signifiait « Voyez avec le Général », jusqu’à ce qu’il n’ose même plus entrebâiller sa porte, et que plus personne ne se souvienne qu’il avait eu jadis un quelconque pouvoir de décision.


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