La loi et la norme

La grande République avait en effet eu le nez fin lorsqu’elle décida au siècle dernier que pour redorer son blason et travailler sur l’union, elle devrait installer, partout sur le territoire qu’elle contrôlait administrativement, des cellules démocratiques qui reproduiraient ce qu’étaient devenues l’invention d’un pouvoir représentatif et la notion de contre-pouvoir, instituant qu’à chaque échelon, une veille s’organiserait garantissant la quasi impossibilité que faiblisse la puissance que le peuple avait acquise. Il s’agissait bien de mettre en œuvre, ou plutôt, de forcer à mettre en œuvre, un mode de fonctionnement qu’un temps où certains de nos aïeux coupaient des têtes avait placé sur les rails de la grande Histoire. Diviser pour que mieux règne le peuple avait, cette fois-ci, concerné le pouvoir en place qui fut séparé non pas en deux, mais en trois corps indépendants : l’exécutif, le législatif et le judiciaire, où les représentants étaient, selon les institutions, nommés, élus ou membres de droit. Partout sur le territoire s’était installée cette merveilleuse tendance. Nous nommions, nous élisions et nous jugions, et les nommés, les élus et les juges allaient travailler en toute transparence à l’élaboration utopique d’un corps social rassemblé. La seconde grande mesure qui allait couronner la puissance populaire fut de croiser l’action des ministères, les uns s’occupant des lois, les autres des normes, de telle sorte que les deux, d’où qu’elles soient édictées, finiraient par s’imposer malgré l’expression totalitaire encore fortement visible au nombre de poings frappant les tables devant l’insupportable arrogance des moins-que-riens devenus en quelques années aussi légitimes que les détenteurs de quelques anciens privilèges.

D’un côté, donc, l’administrant, se conformant à la loi, appelant au respect de la hiérarchie. De l’autre, le représentant, se conformant, en plus, à la norme, appelant au maintien de la concertation. Il y aurait encore des patrons, mais ils devraient discuter avec ce qui allait s’appeler le SYNDICAT. L’administratif fut confié à un ministère. La norme à un autre. Et ainsi naquirent de nombreuses petites fabriques de libertés individuelles telles que notre noble École de formation où des maîtres d’armes enseignaient à l’enfance l’art de se défendre dans l’adversité sociale. Dans cette école, on avait installé de longue date la séparation des pouvoirs. Deux instances de concertation avaient été créées, l’une s’occupant de l’action interne, l’autre du rayonnement extérieur. La première réunissait des représentants élus par leurs pairs qui, ensemble, écrivaient le projet en parfaite conformité avec la norme établie par le ministère de tutelle, demandant à la Direction d’en garantir l’application. La seconde, elle aussi constituée de représentants élus par leurs pairs, ouvrait des discussions publiques entre tous les acteurs du projet. Le SYNDICAT, lui, s’occupait d’autres lieux de concertation où il était en négociation permanente avec l’Administration.

Quel était donc le problème qu’avait relevé notre DGS sacrifié ?

Il était simple.

Le Grand Nicolas avait réuni ses chefs de service, tous affiliés désormais au petit parti qui allait peu à peu s’étendre sur un territoire de plus en plus large. Il leur avait dit : « Je dois faire des économies, aussi vous me virerez tout ce qui semble superficiel ». Le chef du service s’occupant de l’École de formation des maîtres d’armes s’était empressé de vouloir l’appliquer, mais il s’était heurté tour à tour à la consternation, au refus, puis à l’avis collectif, et ce, dans toutes les instances qu’il présidait, jusqu’à recevoir une proposition qui allait à l’encontre de la consigne qu’il avait reçue et qu’il devait, penaud de n’être plus qu’un porte-parole, présenter au DGS qui, à son tour, allait délivrer ce retour à l’envoyeur au Patron, rappelant qu’il y avait là une légitimité qu’il aurait beaucoup de mal à décrédibiliser, car tout ce qu’il apportait avait été savamment voté et que le SYNDICAT s’apprêtait à rendre sa parole représentative publique, fût-il nécessaire de provoquer une grève générale dans le service. Le Grand Nicolas, avant de virer son DGS, avait demandé à ce que lui soit clairement décrite, pour mieux la contrer, la méthode qu’employait ce qu’il considérait comme l’ultime opposition à la réalisation de son intime NDA.

— Et bien, voilà : ils ont créé des départements disciplinaires qui se réunissent pour faire part de leurs projets, puis ils votent pour qu’un représentant en témoigne au Premier conseil, seule instance pouvant écrire, selon la norme, le projet interne, puis ils provoquent la réunion du Second conseil où ils viennent, représentés, dévoiler tout ce qui se fait de mieux, puis, ils laissent les représentants du SYNDICAT s’insurger là où leur parole est consignée dans des comptes-rendus.

Le Grand Nicolas parcourut rapidement les comptes-rendus qu’on lui tendait. Il lisait bien l’admirable projet qui était, selon ses convictions, comme une forme d’entrisme opérée par des ministères dont il fustigeait l’existence, représentant encore l’empreinte du Petit Nicolas dont il ne voulait plus entendre parler. Il lisait également la permanente contestation qui, devant un tribunal, donnerait raison à ceux qu’il voulait mettre à la porte. Mais surtout, il vit que des noms s’inscrivaient sur le papier, des noms qui peu à peu l’agacèrent plus que la présence fantôme de son ancien adversaire, car il y voyait là une présence bien réelle d’une autre forme d’entrisme dans son projet de contrôle totalitaire. Ses yeux s’illuminèrent quand il comprit que ses nouveaux ennemis s’étaient idiotement dénoncés et qu’il suffirait d’inverser le processus de prise de décision pour mettre fin à cette mascarade. Presque excité par la possibilité d’encore faire preuve de puissance stratégique, il regarda son DGS qui, lui, avait baissé les bras et, comme nous l’avons déjà évoqué, le vira sur le champ (1), car il savait qu’il n’aurait pas besoin de cette mollesse signifiant trop, pour lui, la renonciation.

(1) Nous insistons un peu lourdement sur ce point, mais il nous semble important de comprendre que pour installer un pouvoir administratif, il faut d’abord trouver le parfait DGS, le nommer et le missionner.


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