Vous nous devez à tous, Monsieur le Président, une prestante explication

– Est-ce que c’est une plaisanterie ? Pensiez-vous qu’un projet tel que vous nous l’aviez présenté, nécessitant toute une flopée de réformes conjoncturelles, remplaçant celui qui, actuellement en vigueur, s’était traduit par plus de cinquante pages de définitions d’objectifs, d’intentions politiques, de déploiements d’utopies, allait pouvoir, en quelques minutes, alors que le précédent avait nécessité des mois et des mois de consultations, se résumer à trois pages où nous trouvons, dès la seconde phrase, pas moins de six incohérences confondant les textes cadres, le règlement intérieur d’un côté et notre vision d’un avenir commun, généreux et formateur pour les générations qui viennent ici se former à l’excellence d’un art ancestral ? Mesdames et messieurs les membres du conseil, devons-nous nous contenter d’un document qui effleure la quasi intégralité des sujets qui nous préoccupent et qui font que chacun prend un peu de son temps libre pour assister à des réunions forcément tardives nous empêchant tous de profiter comme il se doit de nos familles respectives ? Car quitte à choisir entre deux destins tragiques, je préfère encore ne rien avoir à lire que d’essayer de trouver une once de perspicacité à ce torchon indéchiffrable, et tout de suite vous prévenir que je n’aurai de cesse de déplorer publiquement l’intention presqu’impudique de nous signifier que nous ne sommes plus très loin de mettre la clé sous la porte. Ne comptez pas sur moi pour me corrompre en feignant de vouloir appliquer ce qui me semble n’avoir jamais été pensé autrement qu’une vaste fumisterie là où des années de travail ont vu naître des projets ambitieux qu’on nous dit encore prendre pour modèle dans l’intégralité du Royaume ! Il me semble que vous nous devez à tous, Monsieur le Président, une prestante explication.

Les représentants n’adoptaient jamais la même attitude lorsqu’ils se rendaient aux réunions du Premier et du Second conseil. Dans l’un, ils n’étaient qu’entre collègues présidés par leur nouveau Super Directeur. Même si peu à peu ils avaient bien noté que la balance hiérarchique avait lourdement penché vers le consensus admis sans discussion de toute une équipe d’affiliés d’office, ils y affichaient un ton plutôt cordial évitant toute forme de conflit, car c’est là qu’ils mettaient en application leur savoir-faire et rien ne pouvait enrayer le projet qu’ils venaient conduire pour le bien collectif consistant, avant tout, à disposer d’un espace de liberté à l’intérieur duquel ils n’avaient rien d’autre à faire que créer. L’autre conseil était, lui, fort différent, plus ouvert, en quelque sorte, réunissant aussi bien les élus de la Haute administration, des représentants de tous les publics, — qu’à force de se méprendre sur la finalité d’une école de formation tendant à devenir un outil de consommation soumis aux règles du marché, on appelait de plus en plus aisément les « usagers » —, de sorte que les représentants pouvaient se permettre, alors que les membres du conseil n’étaient pas bien habitués aux arcanes du fonctionnement interne, quelques libertés de ton et quelques questions adroitement placées avec la ferme intention qu’elles créeraient suffisamment de remous pour leur garantir ce qu’ils venaient là exercer, un réel contre-pouvoir que leurs aïeux avaient inventé et que l’histoire leur avait conféré. Ils n’avaient presque plus aucune retenue s’estimant avant tout citoyens volontairement intransigeants lorsqu’il s’agissait de rendre à la population un emploi strictement réservé à l’excellence de l’argent que chacun versait au Trésor public par le moyen d’un impôt pesant toujours de plus en plus lourd dans la vie des ménages qui, en retour, offraient, comme semblait s’être fondé un véritable pacte républicain garantissant la paix sociale, une confiance presqu’aveugle aux élus démocratiquement désignés grâce aux promesses qu’ils avaient formulées de ne rien faire avec cet argent quoi que ce soit qui fût condamnable, qu’il s’agisse de gâchis ou de corruption. Bien sûr, il n’était pas question de venir seulement distiller sa propre opinion politique, mais à l’heure des devoirs de réserve savamment rappelés lorsque, partout, l’insurrection commençait à se faire sentir à l’intérieur des services, le Second conseil était une occasion de finement sortir du rang pour provoquer l’indignation des autres « usagers » qui, eux, n’étaient tenus par aucun autre devoir que de relayer l’information à celles et ceux qui leur avaient confié ce mandat.

Le représentant qui avait pris la parole après que le Général Popov s’eut réjoui de pouvoir présenter au conseil le fruit d’une soi-disant mûre réflexion s’était presque levé en brandissant la première des trois feuilles qu’on tentait de leur soumettre déjà totalement investie de ratures, de points d’interrogation, de mots entourés, prouvant que pendant la lecture qui avait été faite dudit document, il s’était évertué à vite trouver suffisamment de prétextes pour demander la parole et la monopoliser. On voyait là à quel point les représentants avaient été bien formés. Il fallait savoir être juste au moment le plus juste, et ne jamais hésiter à se saisir d’une occasion pour qu’un débat s’impose quand la majeure partie de tous les membres réunis admettait ce qui venait des échelons supérieurs de la hiérarchie comme des paroles d’évangile. Rien ne servait de créer de simples controverses qui n’auraient affiché qu’un plaisir de rendre pénibles les échanges qu’ils étaient en droit d’animer, mais là, ce qui venait de se produire n’avait aucun compromis possible et ne nécessitait aucune commission quelconque où chacun se serait accordé à suivre une position commune. Il fallait s’insurger. Il n’y avait pas à tergiverser. C’était bien un torchon, et le mot avait été distinctement prononcé, de sorte que tous les responsables avec, à leur tête, le Président du conseil, s’étaient immédiatement replongés dans ce qu’ils avaient écouté passivement se conformant à toutes les réunions où ils n’avaient qu’à voter la décision du Patron en exprimant leur admiration après avoir baillé discrètement. Ils durent admettre qu’il n’y avait même pas là suffisamment de matière pour remplir un modeste préambule à un texte supposé fondateur. Le Président du conseil tenta de défendre le Général Popov en expliquant qu’il n’attendait pas que ce document fût considéré comme définitif et qu’il comptait bien sur la participation des représentants pour éclairer le texte de leur expérience et le développer tel que tous le souhaitaient voir exister dans le fonctionnement de cette verte institution. Cela n’avait pas suffi pour calmer l’exaspération qui avait gagné l’ensemble de l’assemblée, et la cohue d’injonctions n’autorisant plus à imaginer contrôler le fait que chacun se coupait la parole, se contredisait, était au bord de même s’insulter, le Président leva la séance en promettant à tous qu’un autre document leur serait présenté d’ici quelques semaines. C’était le moment à ne pas manquer pour les représentants d’imposer un mode de fonctionnement qu’ils s’évertueraient à voir perdurer. Puisque la situation était unanimement déclarée instable, seul le Second conseil deviendrait l’instance exécutive rendant caduque toute perspective de changement et ce jusqu’à ce que chacun prenne la responsabilité du rôle que tous les « usagers » leur avaient confié en votant leur présence dans ces instances de concertation. Ils le savaient, ils étaient en train de remporter une première victoire, car le temps qu’ils gagneraient jusqu’au prochain conseil allait bel et bien leur servir à mieux se préparer aux ripostes que le Grand Nicolas allait leur administrer dès qu’il serait informé de la situation. C’était un scandale, et cela commençait à retentir partout dans les couloirs du château tellement tous avaient décidé d’en faire une clameur pour laquelle on n’aurait pas besoin d’un compte-rendu insipide pour informer le public extérieur. Il suffisait de passer sous les fenêtres de l’École de formation pour entendre que quelque chose s’était envenimé, qu’on y appelait distinctement à la révolte et à la reformation de troupes armées pour constituer désormais des camps très clairement opposés. Le torchon avait brûlé. Un conflit ouvert allait éclater.


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